Extrait : Comprendre une histoire, dans les termes de Lévi-Strauss, équivaut à la répartir en un tableau en trois dimensions et à définir un ensemble de relations entre les rangées et les colonnes de ces tableaux. Comme Michel Foucault l’a écrit, la théorie sociale et l’ordre social dépendent depuis longtemps de tableaux. Toutefois, ce qui est remarquable dans ce court passage est le fait que, pour trouver un support matériel adéquat à ses besoins, Lévi-Strauss suggère qu’il va falloir renoncer à la forme imprimée, pour se tourner vers un traitement informatique. Sans réduire le mérite de Lévi-Strauss, on peut considérer son entreprise comme l’illustration d’une loi plus générale qui veut que ce qui compte comme compréhension, dans n’importe quelle période historique donnée, est la capacité d’articuler les formes plus anciennes de connaissance dans les tropes de la technologie la plus récente. Comprendre, dans une société où l’écriture est la technologie la plus récente, demanderait qu’on mette sur papier les histoires orales. Comprendre, dans une société dominée par l’imprimerie, consisterait à appliquer les techniques de l’imprimerie aux textes créés par les scribes, donc introduire des chapitres, des notes de bas de page, une table des matières, un index par matières, et tout l’appareil de la bibliothèque. Comprendre, dans une société dominée par l’informatique, consisterait à transcoder les textes imprimés en logiciels, comme l’avait d’ailleurs prédit Jean-François Lyotard. Comprendre une société connectée par l’Internet serait la décrire en utilisant les technologies du Web 2.0, non comme objets d’analyse empirique, mais comme les lentilles théoriques par lesquelles il faut examiner la dynamique sociale de l’Internet elle-même. Si nous suivons ce raisonnement, la base de données et le récit ne seraient pas des formes opposées, contrairement à ce qu’a écrit Lev Manovich ; les bases de données seraient simplement une composante indispensable à la compréhension contemporaine des récits. Le but de cet article est de montrer que l’on peut reprendre l’analyse par Vladimir Propp des contes merveilleux russes pour les réinscrire dans la technologie la plus récente, c’est-à-dire dans les termes d’un logiciel. Il ne s’agit pas de montrer que le formalisme en littérature a été un moment dans cette vaste réécriture numérique du monde qui est, pour le meilleur ou pour le pire, notre présent et notre avenir. Il s’agit plutôt de définir le lieu où les sciences de l’informatique et les humanités peuvent instaurer un commerce intelligent et profitable à tous.