Séminaire Digital Studies 2015-2016 Séance 5


Abstract

VERS UNE ECOLOGIE GENERALE

Séance du 10 février 2016, enregistrée au Centre Pompidou (Salle Triangle)

Ces dernières années c’est avec une insistance croissante que l’on a évoqué et discuté la question de l’Anthropocène. Popularisée par le chimiste et météorologue Paul Crutzen, cette notion renvoie à la période la plus récente de l’évolution géophysique terrestre, dont l’avènement est généralement daté au début de l’ère industrielle. Si cette question revient de manière si urgente, c’est parce que l’Anthropocène est l’époque d’une crise écologique consistant en un accroissement sans précédent et tout à fait incontrôlé de l’entropie (en un sens élargi, qui reste précisément à interroger) à tous les niveaux et dans tous les systèmes (psychiques, sociaux, environnementaux, économiques, épistémiques). De l’Anthropocène, tel qu’il s’apparente à un Entropocène, nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Mais son déploiement, dans les sphères scientifiques et médiatiques, déchaine déjà de vives réactions, qu’elles soient pessimistes, optimistes, ou dénégatrices.

Or, si nous voulons sortir de la crise en quoi consiste l’Anthropocène – parce qu’elle n’est pas une fatalité, et d’abord parce qu’une crise est ce qui appelle une résolution – il nous faut éviter de telles attitudes et nous souvenir que c’est avec l’invention et l’industrialisation de la machine à vapeur que l’Anthropocène s’inaugura. En cette ère durant laquelle le devenir des systèmes terrestres est directement lié aux faits et aux droits de l’anthropos, c’est alors avant tout d’une épistémologie dont nous aurions besoin, et notamment d’une pharmacologie des organes techniques de l’Anthropocène, à commencer par la machine à vapeur, telle que son étude par Carnot, puis Clapeyron, Clausius et Boltzmann aura introduit les notions d’irréversibilité et d’entropie dans la physique moderne.

C’est dans ce cadre aussi que les processus entropiques liés au web doivent se trouver interrogés, en tant que l’économie du web repose actuellement sur un marketing de l’information, c’est-à-dire de l’épuisement. Dans ses derniers ouvrages, Jussi Parikka a par ailleurs montré comment tout cela se fonde sur une géopolitique du hardware, liée à la question des data centers, lesquels requièrent une énergie considérable pour fonctionner, et mettant en scène la problématique des ressources et des déchets liés à la conception des puces électroniques.

De telles questions doivent être abordées par les études digitales, en tant que champ transdisciplinaire occupé par les transformations organologiques – c’est-à-dire par une écologie générale (au sens défendu par Bernard Stiegler, à la suite de Erich Hörl). C’est dans une démarche synthétique et en direction d’une nouvelle cosmologie que doit être mené ce travail épistémologique, lequel doit reposer d’abord sur une entreprise de catégorisation. En effet, ce que met en jeu la question de l’Anthropocène, c’est à la fois une organologie de la volonté (et du courage), mais aussi la redéfinition d’une raison pratique et l’invention de critériologies mettant en œuvre des processus de décision. Or, tout cela ne peut advenir qu’à la condition d’une mise en discussion des catégories associées à la crise écologique.

Il nous faudra donc, dans cette séance, procéder à un examen critique de notions fondamentales, à commencer par la notion d’Anthropocène, tout contre laquelle Bernard Stiegler propose de penser un Néguanthropocène. Nous devrons comprendre dans quelle mesure les notions de Technocène et de Technosphère, défendues par nos invités, peuvent éclairer la discussion. Cela nous amènera alors à discuter des notions d’entropie et de néguentropie dans le cadre d’une épistémologie de la mesure et des ordres de grandeur. Si l’anthropos est celui qui, créant des poches locales de « résistance » à l’entropie, ne peut que produire au niveau global davantage de déchets, et si, comme le pense Victor Petit, « le problème écologique […] est un problème d’excès [lié à] l’excédent et [à] l’excessif », alors c’est peut-être en interrogeant la notion même de mesure, et sa contrepartie, que les Grecs disaient que nous pourrons envisager une sortie de crise.

Pierre de Jouvancourt est doctorant en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ingénieur en mécanique des fluides de l’Institut National Polytechnique de Toulouse, et diplômé d’un master en sciences de l’environnement (Paris 6) et d’un master en sciences politiques (Sciences Po), ses recherches portent actuellement autour des enjeux philosophiques et épistémologiques de l’Anthropocène.

Victor Petit est docteur en histoire et philosophe des sciences et membre du Conseil d’Administration de l’association Ars Industrialis. Sa thèse portait sur le concept de « milieu », dont il a montré comment et pourquoi il fallait la distinguer de la notion d’« environnement ». Actuellement en post-doctorat à l’Université de Technologie de Troyes (ICD-CREIDD), il travaille notamment sur l’articulation de la transition numérique et de la transition écologique.


Vidéo de la séance