Séminaire Digital Studies 2015-2016 Séance 2



Abstract

LES ETUDES DIGITALES ET LE WEB HERMENEUTIQUE : PENSER DANS LA KRISIS DE LA PENSEE

Séance du 16 décembre 2015, enregistrée au Centre Pompidou (Salle Triangle)

En 1936, s’apprêtant à laisser derrière lui une Europe au bord de la catastrophe, Edmund Husserl écrivait les manuscrits qui allaient former la Krisis. A ses yeux, la « crise de l’humanité européenne », comme crise des sciences européennes, tient à ce que l’Europe a oublié qu’elle était fondamentalement constituée comme une téléologie historique de la raison. Cet oubli, pour Husserl, s’exprime dans le naturalisme et l’objectivisme enrobant les sciences depuis Galilée et plus encore depuis l’ère positiviste du 19ème siècle. Le positivisme scientifique est ce qui ne peut concevoir que des sciences de faits, des sciences analytiques, et ce qui a tôt fait d’oublier l’exigence rationnelle de la synthèse que la philosophie, à l’origine de la science et donc de l’humanité européenne, dans la vieille Grèce, avait pu promettre.

Or, le constat que fait Husserl n’est pas étranger à ce que nous vivons aujourd’hui. Comme Husserl, nous devons penser la catastrophe qui vient à partir de la crise des sciences. C’est dans le contexte de l’état de fait de l’automatisation généralisée que ce qui devrait être un état de droit, la téléologie de la Raison, est mis en faillite par une idéologie de l’Entendement-Souverain. Nous vivons « l’époque de l’absence d’époque », celle où l’on oublie que le temps réel ne suffit pas et celle où l’on voudrait nous faire croire que les algorithmes « penseront » pour nous, c’est-à-dire à notre place. L’époque où Chris Anderson prédit la fin de la théorie au profit des seuls algorithmes. L’époque où 27 départements de sciences humaines vont être fermés au Japon parce que le néolibéralisme des « Abenomics » a décidé que le temps de la pensée n’est pas rentable et donc qu’il est inutile à la société. L’époque enfin de l’Anthropocène, comme ce qui doit nous donner le plus à penser, quand bien même nous n’avons plus le temps de le faire.

Un tel contexte découle d’une rupture technologique, c’est-à-dire d’un état de choc organologique. L’apparition des technologies numériques a bouleversé les organisations sociales et les organismes vivants, mais c’est encore davantage le contexte ultra-contemporain de la disruption, comme empêchement de tout réajustement, qui met en crise la science non plus seulement européenne mais mondiale et qui nous mène vers le temps des catastrophes.

Dans un tel contexte, les études digitales se proposent comme une alternative rationnelle. Prendre le temps de penser, dans la Krisis de la pensée, pour éviter les catastrophes, tel serait leur programme. Dans cette séance, nous aborderons ce programme selon deux angles : David Berry proposera une critique de l’entendement algorithmique et Hidetaka Ishida l’ouverture d’un champ, celui des catastrophe studies, comme une réponse positive des humanités à la destruction des départements de sciences humaines.

David Berry travaille dans le département de Communication et Média de l’Université du Sussex, où il est aussi directeur du Sussex Humanities Lab et du Research Centre for Digital Materiality. Il étudie les médias numériques (algorithmes, logiciel et code) à travers une approche inspirée de la phénoménologie et de la théorie critique, et s’intéresse au tournant computationnel des humanités et des sciences sociales. Ses recherches impliquent différents domaines, comme l’économie politique, la théorie des média, les software studies, ou la philosophie de la technologie. Il est notamment l’auteur de The philosophy of software (2011), Critical theory and the digital (2014), et de Digital humanities (avec Anders Fagerjord, à paraître).

Hidetaka Ishida est philosophe et théoricien de la Sémiotique de l’Information, qu’il considère comme une passerelle entre les sciences de l’information et les sciences humaines. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Les Média et la vie quotidienne (Presses de l’Université de Tokyo, 2003), Philosophie contemporaine (éd. Chikuma Shobo, 2010) et Le Tournant numérique du Savoir (Kobundo Press, 2006). Étant membre du corps professoral de Todai depuis 1992, il a participé à la formation de l’Initiative Interfacultaire des Études de l’Information en 2000, dont il a été doyen de 2009 à 2012.


 

Vidéo de la séance