Nicolas de Warren et Giuseppe Longo – 27/01/15


Abstract

Lire L’Origine de la Géométrie de Husserl

Séance du 13 janvier 2015, enregistrée au Centre Pompidou (Salle Triangle)

Mathématicien de formation, Husserl est le fondateur de la phénoménologie, entreprise philosophique qui eut une influence majeure sur l’ensemble de la pensée du XXème siècle. Contrairement à son image triviale, qui tend à faire désigner au terme de « phénoménologie » toute invocation de l’expérience vécue et du point de vue de la première personne dans le discours philosophique contemporain, la préoccupation initiale qui anime les Recherches Logiques de Husserl n’est ni « le retour aux choses mêmes » ni « la conscience » comme telles, mais bien plutôt le problème de la possibilité de la connaissance : comment l’expérience est-elle « pensable » ? La réponse à cette question ne peut se formuler dans une nouvelle théorie et au moyen des notions philosophiques classiques : elle nécessite au contraire l’institution d’une nouvelle discipline de pensée, permettant d’accéder à un nouveau champ de recherche, et qui implique un abandon du langage naturel ainsi que le renouvellement des concepts hérités de la tradition et contaminés par leur significations passées. Nicolas Fernando de Warren montrera que cet éveil de la pensée phénoménologique à sa propre parole est en fait une écriture, indissociable, chez Husserl, de la pratique sténographique. L’utilisation de ce système d’écriture cursive lui permet de capturer en direct l’acte vivant de sa pensée dans une notation qui donne solidité et matérialité à l’expérimentation et à la réflexion phénoménologiques. Leur style chaotique, télégraphique et exploratoire témoigne du fait que dans ses manuscrits, Husserl n’écrit pas pour communiquer ses idées ou ses vues, mais pour faire ses propres découvertes conceptuelles.

Cette pratique de la pensée par l’écriture n’est pas anodine de la part du philosophe, quand on sait qu’en 1936, dans sa dernière oeuvre, l’écriture acquiert un nouveau statut au sein des recherches phénoménologiques : auparavant rejetée du champ transcendantal, en tant qu’inscription mondaine, empirique et factice, elle devient dans L’Origine de la géométrie, la condition de possibilité intrinsèque de l’objectivité idéale et des actes de connaissance objective. Autrement dit, l’écriture n’est plus seulement l’auxiliaire mondain et mnémotechnique d’une vérité qui pourrait en droit se passer de toute consignation graphique : au contraire, et paradoxalement, tant qu’elle ne peut être inscrite dans le monde, la vérité n’est pas pleinement objective, c’est-à-dire idéale, intelligible pour tous et indéfiniment perdurable. Il s’agit donc pour Husserl, dans L’Origine de la géométrie, de comprendre la production des objets idéaux de la science, à partir des matériaux sensibles, finis et pré-scientifiques du monde de la vie.

C’est sur cette problématique que reviendra Giuseppe Longo, à travers le thème de la crise des fondements des mathématiques, qui engendre, au milieu du XIXème siècle, une  »bifurcation » fondationnelle de grande importance pour les sciences à venir. Cette bifurcation, est à l’origine de regards très différents portés sur la connaissance et sur la nature, qui se manifestent à travers la construction de deux grandes théories physiques, mais aussi de machines extraordinaires issues de la logique et de l’informatique (et qui fourniront à la biologie ses métaphores – anti-scientifiques). L’Origine de la géométrie constitue un pont singulier, éclairant et précoce, entre les différentes conceptions de la connaissance scientifique qui émergent alors, et permet de dévoiler les philosophies trop souvent implicites qui les caractérisent.


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